Je Suis Libre Dans la Mesure Où
Je Réussis à Me Créer Moi-Même
Jean des Vignes Rouges
La fleur «perce-neige» prépare secrètement ses énergies sous la couche glacée
Je n’épuiserai jamais mes
possibilités de renouvellement tant que
j’aurai le pouvoir d’imaginer le mieux.
Vais-je vous inciter à philosopher sur la volonté en général? J’hésite; car, il faut bien l’avouer, il y a une certaine incompatibilité entre la pensée et l’action.
L’homme d’action, en effet, est celui qui dit: «J’ai faim» et qui aussitôt part à la chasse. Le penseur, lui, dans les mêmes circonstances, se demande: «Comment se fait-il que j’aie faim?» Cette question l’intéresse tant qu’il oublie de chasser. Aussi risque-t-il de mourir d’inanition.
Même si le penseur n’en arrive pas à cette fâcheuse extrémité, il est souvent exagérément incliné à se poser des problèmes qui retardent son action. Il prend plaisir à essayer de voir clair en lui; il s’adresse des interrogations anxieuses, il aspire à conquérir l’évidence, à atteindre le fond des choses; à saisir l’insaisissable; bref, il pourchasse l’absolu. Cela fait de lui un individu sympathique, certes, mais qui manque un peu de vitesse dans les chemins de traverse de la vie.
Vous comprenez, dès lors, ma circonspection. J’ai promis de faire de vous des hommes d’action qui, le stylo, la truelle ou la pioche à la main, bâtissent quelque chose de grand; je ne voudrais pas que vous puissiez me reprocher, un jour, de ne vous voir enseigné que l’art de couper les cheveux en quatre.
Mais j’aurais encore plus de remords si je contribuais à faire de vous – si modeste soit mon influence – des brutes uniquement dressées à la poursuite des buts matériels désignés par les instincts.
C’est pourquoi je vous recommande tout de même de «philosopher» sur cet ensemble de règles, de conduites, sur ces jugements, idées, tendances qui constituent votre comportement volontaire.
Dans ce «exercice», il ne s’agit plus de rechercher des idées dans un dessein utilitaire, mais bien de penser d’une manière désintéressée, de juger sincèrement vous-même, les autres, les circonstances, la vie, d’essayer de dégager la vérité en général, ou même simplement de noter une idée curieuse, pittoresque, originale, ou que vous jugez telle. Parfois même la pensée l’événement du jour vous suggérera prendra la forme d’un humble aveu ; il ne sera pas le moins instructif.
Votre esprit, en s’appliquant à ce travail, prendra de la hauteur, vous sentirez grandir en vous cette aptitude à «dominer la question» qui est la marque des fortes intelligences. Vous prendrez l’habitude de faire attention aux nuances, et aussi peut-être celle d’envisager la vie d’une manière plus cohérente. Il est possible que, par surcroit, votre humeur devienne plus sereine.
Mais inutile de développer plus avant les bienfaits de la philosophie. Je me contente de transcrire ici, non pas comme des modèles à admirer, mais à titre d’encouragement à mieux faire, quelques-unes des pensées qu’il m’arrive d’inscrire sur mon propre carnet de volonté.[1]
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Pourquoi ce travail de forger ma volonté me passionne-t-il? Parce que chaque victoire que je remporte m’excite à en désirer une plus grande. Je jouis de réussir un «exercice d’entraînement» en songeant que demain j’en exécuterai un plus difficile encore!
Pas de danger de satiété à craindre! Mon idéal d’homme volontaire se modifie et s’élève au rythme même de mes efforts; je n’épuiserai jamais mes possibilités de renouvellement tant que j’aurai le pouvoir d’imaginer le mieux. Or, à cette prétention personne ne renonce.
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Vous tenez à m’expliquer que l’élan original de ma volonté n’est qu’un faisceau de forces élémentaires bien humbles que vous allez me dénombrer exactement.
Arrêtez-vous! Si je commettais la sottise d’entendre votre démonstration, ma volonté, découronnée de l’autorité du mystère, me serait plus qu’un fantôme dérisoire? Je cesserais d’être en même temps qu’elle.
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L’idéal de certains ne leur sert qu’à mépriser celui des autres.
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Ton labeur journalier! T’acharner à découvrir dans les spectacles de la vie la plus plate, des stimulants capables de te hausser à la compréhension pathétique du monde.
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Cette volonté cosmique, cœur de l’Univers, dont Schopenhauer raconte le drame métaphysique, n’est-ce pas elle que je sens frémir en mes nerves à cette heure où les griseries du printemps m’exaltent? Je veux que le soleil épanouisse ma volonté. Il fait bien éclore une pâquerette auprès de moi!
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Tu t’honores de tes virtus et tu renies tes vices. Les uns et les autres sont pourtant les fils de ta chair.
Oui, mais mes vices ce sont des rejetons sauvages que je n’ai pas encore eu le temps de transformer en virtus. Attendez un peu, j’y travaille.
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Pas de frontière définie entre l’homme que je suis et le personnage social que je parais être; celui-ci, que je choisis, se fond, peu à peu, en celui-là; mais, par le choix, ma volonté s’affirme.
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Question: En sculptant ton propre personnage avec tant d’efforts, est-tu sûr de créer un homme supérieur à celui que façonneraient les circonstances, la pression sociale, le hasard?
Réponse: Parce que mon œuvre risque d’être imparfaite, vais-je donc me précipiter tout de suite dans le néant?
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J’essaie de préciser les différences entre la volonté de l’homme primitif et celle de l’homme d’élite d’aujourd’hui.
– Il n’y en a pas, me dit-on, c’est toujours le même souci de remplir la cache aux vivres.
– Boutade! En fait, il y a une spiritualisation progressive des manières de vouloir. L’homme de l’avenir pensera peut-être à nous avec une pitié affectueuse; il discernera que ce sont nos efforts puérils, tâtonnants, maladroits qui l’auront hissé sur les sommets radieux de la volonté triomphante.
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Il neige depuis l’aube. Dans la pleine, les noirs squelettes des arbres disparaissent peu à peu sous la funèbre blancheur. Le jour meurt asphyxié, sans un spasme, sans un mot.
Je songe au grand silence glacial qui s’établira peut-être un jour sur la Terre. Rien ne conservera le souvenir des plus précieuses pensées humaines…
Dans ma chambre, les «à quoi bon» voltigent et tombent lentement; bientôt ils vont m’ensevelir.
Voici le moment d’évoquer avec obstination le travail de la fleur «perce-neige» qui, sous la couche glacée, prépare secrètement ses énergies.
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La mélancolie, la modestie, l’humilité d’esprit, quels beaux masques de la paresse ou du «je m’enfichisme»! Il faut croire à la relativité de tout et agir comme un champion de l’absolu.
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Ma volonté est-elle donc une tyrannie? S’applique-t-elle à mutiler ma personnalité? Non, puisque précisément l’essentiel de son activité est le souci d’harmoniser toutes mes tendances en donnant à chacune sa part légitime.
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A force de soins longs et minutieux, je me suis donné une qualité dont je suis fier. Je m’aperçois aujourd’hui que ce passant, sans avoir pris aucune peine, la possède à un degré supérieur. Que de volonté alors je dois déployer pour m’incliner avec grâce! Mais si je réussis à applaudir, je retrouve le sourire.
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Eduquer sa volonté, c’est en somme installer en soi la passion de vouloir. Comment fait-on?
Comme l’amoureux! Celui-ci oublierait vite le «coup de foudre» reçu, mais il prolonge son émoi; il ressuscite en lui l’impression délicieuse éprouvée et l’incendie gagne.
La passion de vouloir obéit à la même loi. Si après avoir voulu, je m’applique à retrouver en moi la puissante saveur de la volonté en action, cette étrange sensation d’agrandissement de ma personnalité; si je médite sur l’origine de cette subtile joie, la passion de vouloir m’envahira.
Toutes ces combinaisons de gestes, d’idées, de symboles, de procédés qui constituent une méthode d’éducation de la volonté sont un peu analogues aux démarches, bouquets, compliments, déclarations, actes fétichistes de l’amoureux.
Seulement, la conquête, ici, vise à hisser sur le pavois de l’âme l’image de soi-même la plus noble, la plus pure qu’on puisse imaginer.
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Aujourd’hui, ni pourchas de défauts, ni conquête de qualités; ma volonté exige que je jouisse quiètement de l’instant présent. Dans les formes visibles des nuages qui passent, je discerne le jeu de forces invisibles. J’explore, en touriste amusé, mon univers intérieur.
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Volonté! Est-ce durcissement de l’âme? Cristallisation de pensées? Enchaînement des sentiments? Non! Mais bien au contraire effort pour sortir du bourbier des habitudes. Exploration de l’Univers. Bras tendu amoureusement à la vie.
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Epurer mon besoin animal d’expansion et de domination sans ralentir mon élan. Conserver mon ambition sans la juger basse. Ne pas paralyser mes forces par une perspicacité devenue ricanante?…Voici venu le moment de prier pour demander la grâce.
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Seuls les saints en extase, en union mystique avec Dieu, savent vraiment ce qu’est une volonté soulevée par l’enthousiasme.
Ressusciter sa volonté à chaque instant, quel effort! Mais quel jeu passionnant aussi!
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Accepter la peur est parfois une forme de courage, puisqu’elle nous permet de pressentir le péril qui, lointainement, s’annonce et d’être prêt à l’affronter.
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Je suis libre dans la mesure où je réussis à me créer moi-même.
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Mon idéal! Vaine rêverie tant que je n’invente pas les moyens de le réaliser.
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Si tu as des ampoules aux pieds, je t’accorde cinq minutes pour rêver à l’escalade de l’Himalaya. Après quoi, songe à tes affaires et soigne tes ampoules!
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Se demander, le cœur battant: Suis-je capable de réaliser ceci? et entendre en soi une voix secrète répondre: Oui! Quel coup de tonnerre dans le monde!
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Pas besoin de vos artifices, me dit quelqu’un, je marche sans béquilles ; ma volonté se nourrit, s’échauffe, s’éclaire elle-même. Bravo! Mais êtes-vous bien sûr de ne pas confondre volonté et orgueil?
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Vouloir, c’est éprouver, en une intuition joyeuse, la beauté de la vie.
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Sentir en moi la présence secrète d’une volonté qui, venue de l’infini, vise des fins illimitées! Ecouter le retentissement du courant vital qui passe! Quelles impressions d’ennoblissement!
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Un tour de force de volonté: supporter les exigences légitimes de la volonté des autres, y compris celles de sa femme.
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Vous désirez donner une preuve éclatante de votre volonté? Vantez donc les hauts mérites de votre concurrent et parlez avec humilité de la médiocrité des vôtres. Mais n’exagérez pas! Tant d’imbéciles finiraient par vous croire!
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Décider que l’on conquerra l’Univers c’est facile! Mais accueillir avec le sourire les paroles bougonnes de sa concierge acariâtre, quel exploit!
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Il y va de ma vie de penser sérieusement à cette question. Je m’y mets. Un petit souci vient soudain s’interposer dans la trame de mes réflexions. Chassons-le! Mais non. Tout au fond de moi-même une lâcheté complice l’accueille. Et me voici heureux de songer à une amusette. Je me défile.
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La pire forme de la volonté: le goût de tyranniser autrui. On en arrive à se persécuter soi-même.
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Attendre! Voilà ma volonté prise au piège! Elle en jouit béatement, la sotte!
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Je travaille à fortifier ma volonté. Aveu d’une perpétuelle insatisfaction de moi-même? Condamnation de l’instant présent? Oui. Mais aussi quel amour pour l’avenir, celui que je vais créer!
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Cet homme est tyrannisé par ses chefs, ses camarades, ses parents, sa bonne, sa femme. Il se tait. Admirable patience, pensent les uns. Préparation sourde d’une revanche, disent les autres. Ce n’est qu’un pauvre homme qui ne sait à quel saint se vouer.
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Tu es malheureux! Sans doute, puisque tu passes ton temps à regretter ce qui te manque sans jamais essayer d’aimer ce que tu possèdes.
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Dans nos actes réussis nous goûtons la puissante saveur du triomphe. Mais elle est faite de l’illusion d’avoir jugulé pour toujours une souffrance présente ou future.
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Le bonheur, c’est de se sentir prêt à toutes les tâches et de les aborder comme un jeu.
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Contribuer au développement de la volonté des autres, n’est-ce pas une manière d’assurer une postérité?
NOTE :
[1] Voir «Le Carnet de Volonté».
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Le texte “Philosophie de la Volonté” est reproduit du livre «Dictionnaire de la Volonté», de Jean des Vignes Rouges, Éditions J. Oliven, Paris, 320 pp., 1945, pp. 224-230. L’article a été publié sur les sites Internet de la Loge Indépendante des Théosophes le 19 Février 2024.
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